La Maison Descartes, un moment récent de la longue présence francophone à Amsterdam \ Par Marie-Christine Kok Escalle

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La Maison Descartes a été fondée en 1933 comme « Institut français des Pays-Bas », par Gustave Cohen alors professeur de littérature médiévale à la Sorbonne, sur le Museumplein (au numéro 11). En 1971 elle s’installe au Vijzelgracht, dans un bâtiment construit au siècle d’Or par l’architecte Adriaan Dorstman, sur un terrain donné par la municipalité pour y abriter l’orphelinat wallon, créé par l’Église wallonne d’Amsterdam pour les orphelins puis agrandi pour y accueillir les personnes âgées, hommes et femmes, indigentes et devenir l’Hospice Wallon. L’Hospice wallon a fonctionné comme tel jusqu’en 1967.

Ce bâtiment qui abrite la Maison Descartes depuis un peu plus de quarante ans a été construit en 1669-1671 – donc bien après le séjour de Descartes à Amsterdam -, au Vijzelgracht, pour remplacer le premier orphelinat installé en 1631 au Laurierstraat et devenu trop petit ; il se trouvait au centre d’un carré wallon qui allait du Prinsengracht au Lijnbaansgracht et du Leidsestraat au Utrechtsestraat. Des deux côtés du Vijzelgracht, la municipalité avait fait construire des maisons spéciales pour les tisserands français ou plutôt francophones. Cette présence francophone est ancienne, valorisée par la municipalité d’Amsterdam qui en 1586, avait donné une chapelle de cloître pour servir d’Église aux Francophones réfugiés, appelés Wallons, l’Église wallonne. Ce sont les protestants du premier Refuge, venant des Pays-Bas méridionaux, l’actuelle Belgique, fuyant le pouvoir des Espagnols catholiques. Ils précèdent ceux du Second Refuge, provoqué par la politique intransigeante de Louis XIV et par la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685 (Édit de Fontainebleau), ceux qu’on appelle traditionnellement les Huguenots.
L’Institut français d’Amsterdam, La Maison Descartes qui se trouve encore dans ces locaux « wallons » fait partie de la première vague de création des instituts français dont le tout premier a été fondé en 1907 à Florence ; ils se sont vite multipliés après la première guerre mondiale – de 4 en 1914 ils sont passés à 29 en 1933 – comme des lieux de diffusion de la langue et de la culture française à l’étranger. En lien avec les universités locales ils se développent comme des lieux d’échanges intellectuels, sous l’action du ministère des Affaires étrangères et de son Service des OEuvres françaises à l’étranger, créé en 1920 et ancêtre de la Direction Générale des Relations culturelles, qui détache des enseignants, dans les Instituts mais aussi dans les universités étrangères et crée des postes d’attachés et de conseillers culturels dans les Ambassades de France, agents de la politique culturelle extérieure de la France.
Le nom de Maison Descartes a été donné à l’Institut français d’Amsterdam créé en 1933 sur l’initiative de Gustave Cohen, médiéviste et vulgarisateur des œuvres du Moyen-Âge à la suite de Joseph Bédier ; dans sa thèse de doctorat, portant sur les Écrivains français en Hollande dans la première moitié du XVIIe siècle et couronnée par le Prix Broquette-Gonin de l’Académie Française en 1921, Cohen étudie particulièrement l’influence de la Hollande sur Descartes, ce qui pourrait expliquer le choix de ce nom pour l’Institut français.
Pourquoi cette initiative de Gustave Cohen à Amsterdam, alors qu’il est Professeur de Littérature médiévale à la Sorbonne depuis qu’en 1925 il a quitté la chaire qu’il occupait à Strasbourg depuis la fin de la première guerre mondiale et l’indépendance de la ville par rapport au Reich (1919). En fait, Gustave Cohen a été le premier titulaire de la chaire de langue et littérature romane à l’université d’Amsterdam (Athenaeum devenu université municipale en 1876), chaire créée en 1912, presque trente ans après que la première chaire ait été créée à Groningue en 1884 (la chaire d’allemand en 1881 et la chaire d’anglais en 1886).
C’est en effet à l’université de Groningue (excentrée pour les Pays-Bas mais très proche de l’Allemagne où les recherches philologiques ont pignon sur rue et inspirent les voisins européens) que les premières chaires de langues modernes seront créées, autorisées par la loi de 1876 et destinées en partie à assurer une bonne formation – une formation universitaire – des enseignants de langues modernes dans l’enseignement secondaire. Ces enseignants sont appelés à se multiplier depuis que la loi Thorbecke de 1863 a établi un enseignement secondaire moderne (HBS) avec trois langues modernes obligatoires, le français, l’allemand et l’anglais, répondant aux intérêts de la bourgeoisie marchande de former des futurs responsables de la nation ouverts au monde.
Avant Gustave Cohen à Amsterdam, Anton van Hamel (1842-1907), fils de pasteur de l’Église wallonne et théologien lui-même avant de devenir philologue, a occupé la première chaire de langue et littérature françaises et de philologie romane générale créée aux Pays-Bas, à Groningue (université fondée en 1614, après Leiden fondée en 1575) en 1884. Et c’est van Hamel qui sera à l’origine du premier comité de l’Alliance Française des Pays-Bas, qui n’est pas celui d’Amsterdam fondé en 1895 seulement et qui au bout de deux ans compte 330 membres.
L’Alliance française pour la propagation de la langue française, dans les colonies et à l’étranger, a été fondée à Paris en 1883 (le 21 juillet) par Paul Cambon, avec pour premier secrétaire général, Pierre Foncin (ses statuts datent de 1884 et elle est reconnue d’utilité publique en 1886). Son nom a été calqué sur celui de l’Alliance israélite universelle, association créée en 1860 à Paris par des Juifs de France pour développer par la langue française l’émancipation des Juifs du bassin méditerranéen. Dans ces années ’80 du XIXe siècle, des Néerlandais sont devenus membres de l’Alliance Française de Paris, à commencer par Anton van Hamel de Groningen, C.A. Hofman de La Haye et Louis Bresson de Rotterdam ; considérés comme délégués par Paris, ils pouvaient organiser des activités dans leur pays et recruter de nouveaux membres. C’est ce que firent ces trois personnes, organisant des conférences sur la littérature française et fondant concrètement les premiers Comités de l’Alliance française des Pays-Bas. En l’espace de 10 ans, 14 comités sont formés, à commencer par La Haye en 1888, Rotterdam et Groningue, et la croissance de l’Alliance Française des Pays-Bas est manifeste jusqu’à ce que l’Affaire Dreyfus et la publication de J’accuse par Zola en janvier 1898 mobilise les Néerlandais contre la France, sa langue et son image. La condamnation de Zola provoque au sein de l’Alliance des mouvements d’opposition à la France. Dès le 27 février 1898, de Laigue, le consul de France à Rotterdam, mentionne la proposition des comités de l’Alliance Française en Hollande « de se détacher du comité central de Paris » et de prendre « le nom de Société des Amis de la Langue Française », pour cause d’indignation suscitée par les réactions françaises à la condamnation de Zola. Le consul de France à Amsterdam, Jacquot, lui, y voit « pensée secrète de quelques huguenots militants » et « suicide », lui qui a pris soin de faire entrer au comité d’Amsterdam – de façon à neutraliser les intolérances – trois membres catholiques et « des Juifs de marque », sans doute pour faire contrepoids aux nombreux francophones issus de l’Église wallonne. Le professeur van Hamel, Chevalier de la Légion d’Honneur, Officier de l’Instruction Publique, président du comité de Groningue et de l’Alliance française des Pays-Bas est selon Jacquot, responsable de la proposition de scission. Jacquot y voit l’expression d’ « un vieux levain protestant » hostile à l’alliance du sabre et du goupillon, et des « suggestions venues de certains milieux parisiens ». Il n’y aura pas sécession mais de nombreux membres de l’Alliance Française donneront leur démission, ce que l’Ambassadeur ou Ministre de France aux Pays-Bas, Georges Bihourd, déplore (26 septembre 1899).
La présence francophone à Amsterdam et aux Pays-Bas en général est liée à l’église wallonne depuis le XVIe siècle mais pas seulement. Au Moyen-Âge on parle français à la cour de Bourgogne ; à la Renaissance et au Siècle d’Or, le français est la langue seconde des magistrats municipaux, du clergé et des étudiants habitués à faire le grand Tour ; l’enseignement du français est attesté à Amsterdam dès 1503. Le français est donc langue héritée dans les milieux wallons, langue de l’éducation chez les Patriciens, langue de la pratique professionnelle dans les métiers du négoce.
Le français, langue du commerce maritime entre les ports de la façade atlantique et ceux de la mer du Nord comme Anvers et Amsterdam, fait partie depuis le XVIe siècle de la formation professionnelle des négociants. Son enseignement a toujours été associé à la modernité, à l’enseignement des mathématiques, de la comptabilité (les manuels sont en français), à celui de l’histoire et la géographie. L’enseignement moderne nécessaire aux métiers de la bourgeoisie marchande se donne dans les « écoles françaises » qui se multiplient dans les villes dès le XVIe siècle. L’éducation en langue française est donc donnée dans ces écoles mais aussi à domicile par les précepteurs ou gouvernantes francophones dans les familles aristocratiques.
Le Refuge wallon a bien entendu alimenté l’enseignement du français car certains réfugiés devenaient maitres d’école française aux XVIe et XVIIe siècles ; et dans la province, on recourt souvent à l’Église wallonne d’Amsterdam pour le recrutement des institutrices et autres maîtres de langue.
Mais la présence de la langue française dans les villes de Hollande et à Amsterdam en particulier est aussi liée à la République des Lettres, à la présence des philosophes et penseurs français.
Descartes qui vécut aux Pays-Bas pendant 20 ans, a fait plusieurs séjours à Amsterdam entre 1629 et 1635, changeant souvent de domicile ; il loge en 1630 chez un marchand de drap dans le Kalverstraat où il s’intéresse à la dissection de cadavres d’animaux qu’il allait chercher chez le boucher, pour en étudier le fonctionnement des organes ; en 1631 il est à l’auberge De Oude Prins sur le Dam. En 1634, il est repéré au Westermarkt 6 pour une idylle avec la bonne de son propriétaire et le 19 juillet 1635 nait à Deventer où Descartes a fréquenté l’Athenaeum Illustre, une petite Francine, fille de Helena Jans et de Reijer Jochems ; non marié, la paternité de Descartes devait rester secrète, aussi a-t-il néerlandisé son nom (Reijer pour René et Jochem pour Joachim, le prénom de son père). La petite Francine que Descartes, catholique, a accepté de faire baptiser au temple de Deventer, meurt à l’âge de cinq ans, dans les bras de son père, très attristé, comme il l’écrit à un ami ; Descartes n’oublia pas Helena, à en croire un acte notarié retrouvé en 2003 selon lequel elle reçut de Descartes une somme de 1000 florins, à l’occasion de son mariage en 1644.
Tout en fréquentant les milieux intellectuels, entretenant des amitiés solides avec philosophes et scientifiques avec qui il correspond abondamment, Descartes apprécie particulièrement la discrétion et la vie anonyme au quotidien que lui permet la grande ville d’Amsterdam dont la tolérance est reconnue. Aussi recommande-t-il à Guez de Balzac de le rejoindre en cette ville de la République marchande. Sa lettre du 5 mai 1631, à lui adressée en témoigne : « … Même vous devez pardonner à mon zèle, si je vous convie de choisir Amsterdam pour votre retraite et de la préférer, je ne vous dirai pas seulement à tous les couvents des Capucins et des Chartreux, où force honnêtes gens se retirent, mais aussi à toutes les plus belles demeures de France et d’Italie, même à ce célèbre Ermitage dans lequel vous étiez l’année passée [… En] cette grande ville où je suis, n’y ayant aucun homme, excepté moi, qui n’exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit, que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne. Je me vais promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées, et je n’y considère pas autrement les hommes que j’y vois, que je ferais les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y paissent. Le bruit même de leur tracas n’interrompt pas plus mes rêveries, que ferait celui de quelque ruisseau. Que si je fais quelquefois réflexion sur leurs actions, j’en reçois le même plaisir, que vous feriez de voir les paysans qui cultivent vos campagnes ; car je vois que tout leur travail sert à embellir le lieu de ma demeure, et à faire que je n’y aie manque d’aucune chose. Que s’il y a du plaisir à voir croître les fruits en vos vergers, et a y être dans l’abondance jusques aux yeux, pensez-vous qu’il n’y en ait pas bien autant, à voir venir ici des vaisseaux, qui nous apportent abondamment tout ce que produisent les Indes, et tout ce qu’il y a de rare en l’Europe. Quel autre lieu pourrait-on choisir au reste du monde, où toutes les commodités de la vie, et toutes les curiosités qui peuvent être souhaitées, soient si faciles à trouver qu’en celui-ci? Quel autre pays où l’on puisse jouir d’une liberté si entière, où l’on puisse dormir avec moins d’inquiétude, où il y ait toujours des armées sur pied exprès pour nous garder, où les empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient moins connus, et où il soit demeuré plus de reste de l’innocence de nos aïeux ? »
Depuis son installation au Vijzelgracht, l’offre linguistique et culturelle de la Maison Descartes a évolué au long des quatre décennies, selon les directives du ministère français des Affaires étrangères dont elle dépend d’une part mais aussi selon les choix faits par les directeurs de cet Institut. Ainsi, si la coopération universitaire a toujours été un élément essentiel de la politique de la Maison Descartes, les activités linguistiques se sont développées et diversifiées avec une offre de cours de langue générale ou de cours de spécialité, appropriés à la demande ; les activités culturelles ont beaucoup varié selon les périodes, favorisant tantôt la philosophie – dans les années 80, tantôt la littérature ou le théâtre dans les années 90, l’histoire de l’art ou le cinéma. La Maison Descartes a servi de « vitrine intellectuelle » de la France à Amsterdam, ne touchant assurément qu’une élite avertie de Néerlandais francophones, mais elle a été fort utile pour les universitaires comme moi, Française enseignant (l’histoire de) la culture française aux Pays-Bas, qui l’aie connue depuis la fin des années 70. Non seulement elle a relayé une offre française de savoirs et de savoir-faire (didactiques), mais elle a aussi été un catalyseur pour la collaboration universitaire néerlandaise au service du rayonnement du français aux Pays-Bas, proposant aux enseignants de langue, littérature et culture françaises des universités néerlandaises de coopérer entre eux.
C’est aussi Amsterdam et la Maison Descartes qui a accueilli Pierre Bourdieu et les premiers cours du Collège de France donnés extra muros en décembre 1989. D’autres institutions prestigieuses participeront de l’offre de langue et culture française proposée par la Maison Descartes : le Collège international de philosophie, la Comédie française avec des sociétaires qui viennent lire des textes littéraires se rapportant à la Hollande et à la peinture néerlandaise, par exemple. La formule Carte blanche qui permet à un acteur, auteur, créateur de présenter son travail a été longtemps très appréciée. Ces initiatives sont dans la ligne d’un choix politique de privilégier la rencontre interculturelle. Depuis les années 90, la Maison Descartes a en effet délibérément choisi d’orienter son offre vers les destinataires de cette offre et de tenir compte du contexte néerlandais. Les programmes ont donc peu à peu favorisé une approche contrastive, faisant une place à la culture de l’autre, ouvrant la culture française à la culture néerlandaise et adaptant l’offre à la réalité néerlandaise. Il est toutefois intéressant de noter que ce qui était à l’origine un institut culturel est devenu un institut dans lequel l’offre linguistique (les cours) a pris une place de plus en plus grande ; or, cette dernière peut être reprise par d’autres instances comme par exemple un comité de l’Alliance française qui d’ailleurs, a suivi la même évolution aux Pays-Bas, devenant essentiellement un centre d’apprentissage de la langue française.

MARIE-CHRISTINE-KOK-ESCALLE
Marie-christine Kok Escalle

Bibliographie :
– F. Eijkhout e.a. 1888-1988 Centenaire Alliance Française des Pays-Bas, Amsterdam : Alliance Française des Pays-Bas
– De l’Hospice wallon à la Maison Descartes : Ons Amsterdam. http://www.onsamsterdam.nl/component/content/article/15-dossiers/2029-
wereldplekken-vijzelgracht-2-van-walenweeshuis-tot-maison-descartes (novdec 2011)
– L’Institut français des Pays-Bas. http://institutfrancais.nl/fr/institut-francais/linstitut-
francais-des-pays-bas/introduction.html
– Christophe de Voogd, « La Maison Descartes d’Amsterdam » 2004 (Clio 20016)
https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/la_maison_descartes_damsterdam.asp.
(C. de Voogd a été directeur de la Maison Descartes / Institut français des Pays-
Bas à Amsterdam de 1998 à 2003)
– Westermarkt 6, 15 octobre 1634 (Marius van Melle en Niels Wisman) : Ons Amsterdam. http://www.onsamsterdam.nl/component/content/article/15-
dossiers/1383-westermarkt-6-15-oktober-1634

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Une réponse

  1. C’est d’autant plus triste de savoir que tout ce bel héritage est bientôt voué à la destruction!

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